La pension, combat de gauche

Source : Agir Par la Culture 22/10/2014
(Cliquez sur le lien pour lire l’article sur le site de Agir par la Culture)
Mateo Alaluf – Propos recueillis par Aurélien Berthier
Illustration : David Delruelle

Mateo Alaluf est professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles et spécialiste des questions relatives à l’emploi et au travail. Il revient ici sur la question du sens de la lutte historique pour la réduction du temps de travail. Et explique la priorité que le mouvement progressiste devrait accorder pour les luttes à venir : ne pas allonger les carrières professionnelles.

Avec une tendance à l’allongement de l’âge de départ à la pension en Europe, des cadences horaires élevées ou encore une évacuation de l’idée de baisser le temps de travail hebdomadaire, est-ce qu’on assiste à une raréfaction du temps libre ?

En tout cas, il y a maintenant un retournement au niveau des discours et il y a un début d’arrêt d’une évolution sinon d’un retour en arrière.

Car toute l’histoire de l’industrialisation, c’est celle de la lutte pour le temps libre et pour la diminution du temps de travail. Diminution du temps de travail dans la journée (journée des 8 heures), dans la semaine portée progressivement à 5 jours (et on évoque de plus en plus la semaine de 4 jours), dans l’année avec les vacances annuelles. Et diminution également dans la vie humaine avec l’abaissement de l’âge de la pension mais aussi l’augmentation de la scolarité. Le temps de travail est amputé en début de vie (plus de temps pour étudier), en fin de vie (pour avoir une pension plus tôt) et aussi au sein même de l’heure de travail, au niveau des cadences et de l’intensité du travail.

En plus de viser la diminution du chômage, il s’agit de travailler moins pour avoir plus de temps libre. Mais c’est une idée qui n’a de sens que si le salaire ne diminue pas. C’est précisément l’augmentation des revenus et du pouvoir d’achat des personnes qui autorise la capacité à jouir du temps libre. Il y a une intime liaison, temps de travail et temps libre.

Keynes disait dans les années 1930 qu’il fallait que les sociétés s’organisent dans l’objectif politique du plein-emploi afin qu’en l’an 2000 tout le monde travaille dans le cadre d’une semaine de travail de 15 h ! Dans son esprit, plein emploi va de pair avec une diminution du temps de travail. Car « plein emploi » ne veut pas dire travailler tout le temps mais bien travailler tous et de moins en moins. On est obligé, pour que la société subvienne à ses besoins, de faire des choses contraintes. Mais grâce aux progrès humains, cette part contrainte diminue pour laisser la place à des activités libres. La diminution du temps de travail est vraiment l’élément central du progrès des sociétés à travers notamment l’action du mouvement ouvrier, de la gauche dans le monde politique.

Actuellement, on dit souvent qu’il faut allonger la durée de la carrière professionnelle pour sauver le système des retraites, qu’en pensez-vous ?

L’idée de dire que puisqu’il y a vieillissement de la population il faut travailler plus longtemps, c’est véritablement aller à l’encontre de toute l’histoire du mouvement ouvrier. C’est tout à fait scandaleux, c’est l’idée la plus réactionnaire qui existe ! L’idée des retraites n’a de sens que si je suis retraité en étant jeune. Nous ne voulons une retraite que si nous pouvons en jouir pleinement et non avoir une « pension pour les morts ». Lorsqu’on vit plus longtemps, il faut travailler moins longtemps ! Puisque l’espérance de vie augmente, il faut au contraire davantage pouvoir jouir de cela, notamment en développant des activités libres, et en partageant les activités contraintes.

On voit bien qu’il y a une instrumentalisation du vieillissement par les politiques néolibérales. Dans tous les pays, qu’ils soient vieux comme l’Allemagne ou jeunes comme la France ou l’Irlande, la conclusion est la même. Que la population rajeunisse ou pas, il faut toujours travailler plus longtemps ! C’est très idéologique.

Et on voit qu’on ne parvient pas à l’imposer, à la réaliser. En Allemagne, on revient en arrière. Le gouvernement précédent avait porté l’âge de la retraite de 65 à 67 ans. L’actuel vient de le ramener à 63 ans [pour ceux qui auront cotisé 45 ans NDLR]. La résistance de la population est très forte. En Belgique, on se souvient des grèves générales sur les prépensions et les pensions. Les gens n’acceptent pas ces raisonnements à l’emporte-pièce. Ils savent que c’est absurde. C’est pourquoi, malgré cette offensive extraordinaire déjà avancée au sommet de Lisbonne en 2000, ils ne sont pas parvenus à aller bien loin sur cette question. La résistance du corps social est très importante.

Pour autant, en France, l’allongement de 60 à 62 ans est passé…

Mais avec beaucoup de difficultés et de résistances ! La tendance dans laquelle nous sommes engagés avec le néolibéralisme, c’est celle de l’allongement. Ils parviennent à le faire mais très peu par rapport aux programmes des économistes néolibéraux. Les politiques savent que c’est difficile. Ici, en Belgique, on ne joue que sur les prépensions. Dans le cadre de la nouvelle coalition, il semble qu’ils vont en rester aux 65 ans. Ils vont faire en sorte que les gens travaillent plus longtemps mais dans le cadre de ces 65 ans. C’est entré dans la conception des gens, qu’on ne peut pas travailler plus longtemps. D’autant que les conditions de travail de plus en plus détériorées rendent encore plus insupportable l’idée d’un prolongement de la vie active. Ce qui est ressenti fortement aujourd’hui, c’est la perte énorme que cela constituerait de travailler une année de plus.

Par ailleurs, on constate que les partis d’extrême-droite en Europe s’opposent le plus souvent à l’augmentation de l’âge de la retraite en disant « les sociaux-démocrates vous ont trahi, nous, nous défendons l’État social. » Il faut bien réaliser que les concessions faites au néolibéralisme par les sociaux-démocrates nourrissent cette extrême-droite populiste.

Et en Belgique ?

Le (pseudo) « Pacte des solidarités entre les générations » en Belgique a entraîné des grèves générales et les élections qui ont suivi ont été une des plus mauvaises pour le Parti socialiste. Chaque fois que la gauche gouvernementale cède sur la question des pensions, elle est sanctionnée par les urnes. Les autres partis n’en pâtissent pas. Personne n’attend de la coalition actuelle qu’elle défende les acquis sociaux. C’est à la gauche que revient historiquement la défense de ces acquis sociaux. Et les pensions au premier chef.

Selon vous, c’est donc surtout en fin de carrière qu’il faut libérer du temps libre ?

La question de la diminution du temps de travail est centrale. La question de la semaine des 4 jours est importante puisqu’elle libérerait un jour par semaine. Mais actuellement, c’est sur la retraite qu’elle se joue selon moi. Allonger l’âge de départ à la retraite est un des éléments centraux de l’idéologie néolibérale. Je pense que la résistance doit porter là-dessus : ne pas prolonger l’âge de la retraite, et partir à la retraite le plus tôt possible. Je peux me tromper mais c’est selon moi plus important que de travailler une demi-heure de moins chaque jour.

On parlait de la réduction du travail avant et après le travail mais vous évoquiez aussi la diminution dans le travail lui-même, c’est-à-dire ?

C’est la lutte sur l’organisation du travail, sur la qualité de l’emploi, sur le fait d’aller à l’encontre des emplois à temps partiel. Lutter contre le temps partiel non choisi est un grand combat qu’il faut mener. Pour un très grand nombre de personnes maintenant, il ne s’agit pas d’avoir un emploi mais d’avoir des heures. Par exemple les titres-services dans le nettoyage, travailler tôt le matin et tard le soir, avoir des horaires coupés. Cela touche majoritairement les femmes, les aides ménagères. Or, une femme qui a 6 heures de ménage à faire par jour travaille en réalité beaucoup plus qu’un temps plein en raison des déplacements entre ses différents employeurs. Le fait de travailler à temps partiel ne signifie donc pas travailler moins qu’un temps plein mais parfois travailler plus et gagner beaucoup moins.

Seul le temps de travail est aujourd’hui valorisé dans nos sociétés ?

Oui, dans la mesure où il permet précisément aux personnes d’avoir du temps libre et de s’épanouir. Précédemment, le temps de travail n’était pas valorisé. Dans les sociétés du 19esiècle, seuls les pauvres travaillaient. Le paupérisme, c’était la pauvreté massive produite par le travail. Le travail appauvrissait, tuait et les gens qui travaillaient étaient ignorants. Les riches, eux, ne travaillaient pas.

C’est une victoire du mouvement ouvrier que d’avoir fait reconnaître le travail. Cette valorisation du travail permet la réalisation d’activités contraintes et donne en contrepartie la possibilité de jouir du temps libre. Travailler dans une société salariale c’est travailler pour autrui, pour des fins qui ne sont pas les miennes. Je travaille pour mon patron qui me paye en contrepartie. C’est précisément le travail qui permet aux personnes la possibilité de maîtriser leur vie et de jouir de leur temps libre en diminuant progressivement la sphère du travail contraint.

La lutte pour le temps libre, c’est d’essayer d’augmenter le temps pendant lequel on est à même de faire des choix qui ne soient pas contraints par des raisons familiales ou professionnelles. Cela implique d’abord – mais pas seulement — d’avoir la possibilité matérielle de le faire. À partir du moment où on a cette possibilité matérielle de procéder à des choix libres alors on peut avoir un temps libre qui est un temps véritablement choisi. Celui qui dépend des choix individuels et qui échappe à toute une série de contraintes qui emprisonnent le temps libéré du travail.

Source : Agir Par la Culture 22/10/2014
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Mateo Alaluf – Propos recueillis par Aurélien Berthier

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